SUR LA GEOMETRIE, SECRETE ET SEREINE

Publié le 15 Mars 2015

« Le grand et le petit se mesurent en relation non seulement l’un à l’autre, mais encore à la production de la juste mesure. Car si la juste mesure existe, les arts existent aussi ».

Platon, Le Politique, 284 d

Encore une exposition de carrés (d’où le titre), de triangles, de lignes, de lignes plus ou moins clairement organisées, dira-t-on… Oui, c’est vrai, mais l’histoire même de l’art le démontre amplement : vieux problèmes, nouvelles solutions ! Car en réalité, les origines de la peinture géométrique (au sens le plus large du terme) se perdent dans la nuit des temps : signes dans les grottes préhistoriques ou sur certains sites, poteries décorées de traits réguliers, de croix, d’entrelacs orthogonaux, d’animaux extrêmement stylisés en Mésopotamie au Ve millénaire, représentations soigneusement proportionnées et calculées en Egypte des premières dynasties (vers – 3000) par exemple. D’autres jalons historiques peuvent être aisément repérés : les poteries grecques des VIIIe et VIIe siècles av. J.C. (avec pour acmé le Vase du Dipylon, vers 750 env. – musée du Louvre), les bijoux wisigothiques, les livres enluminés irlandais, les céramiques murales islamiques, à Grenade ou à Samarkand entre autres, les dessins « cubiques » de Lucas Cambiaso (vers 1580), les décors textiles du Japon du XVIIIe s., sans oublier les statuettes africaines dont Braque et Picasso ont su tirer tout le parti que l’on sait… La liste est loin d’être exhaustive ! Non, l’art géométrique ne date pas d’hier et s’est toujours soucié d’évoquer non seulement des jeux de formes et de couleurs, mais surtout une autre réalité, moins immédiate, peut-être plus solide, moins fugace que celle que nous présente la peinture figurative dont la référence à la réalité, le degré de reconnaissance, de lisibilité, d’imitation, est ressenti souvent comme le critère nécessaire et suffisant de haute qualité. Réalité plus solide, parce non soumise aux caprices de l’atmosphère, aux sentiments fluctuants de l’artiste, de son commanditaire, de son public. L’art géométrique, lui, reprend les questions de proportions, de lignes, de plans, de figures élémentaires, fondamentales, un vocabulaire qui, d’ailleurs, très souvent prend ses distances envers la recherche mathématique.

On pourrait s’amuser à dresser un parallèle entre l’essor des mathématiques au XXe siècle, et l’envolée de la peinture non figurative, certes, mais en ce qui concerne les artistes, ceux d’aujourd’hui, ceux qui ont œuvré au cours des siècles et surtout le XXe, leur pratique faisait très rarement appel à la science, à ses concepts précis, à ses méthodes, à ses formules efficaces et reconnues. Les peintres, les sculpteurs, les cinéastes (rarement), les photographes, ou ceux qui ont recours à l’ordinateur, dans leur grande majorité ont construit une géométrie intuitive, basée sur une sorte de ressenti, sur aussi une ouverture à toutes les expériences de formes, de couleurs, de composition, d’effets. En vérité, par exemple, peu d’entre eux ont suivi le Nombre d’Or (ou Section d’Or), théorisé à cors et à cris par Mathila Ghyka, et quelques autres (dont le groupe « La Section d’Or » à Paris fondé en 1912 et dissous en 1925). Il s’agit en effet plus d’une formule (qui passe pour universelle bien que jamais citée en tant que telle dans les textes avant la Renaissance : Luca Pacioli emploie « Divine proportion » en 1509, et Léonard de Vinci, à la même époque : « Section d’or »), d’une recette pour atteindre une beauté absolue, soigneusement calculée, mais sans grande spontanéité. Et de fait, bien des peintres préfèrent leur propre jugement, leur Nécessité Intérieure, selon l’expression de W. Kandinsky, à une formule toute prête et sans surprise.

On le constatera, les visions ici proposées, chacune à leur façon, peuvent parfois nous désorienter, nous interroger par la variété de leur problématique : couleurs et formes, simplicité apparente du propos, mais aussi recherches sur la profondeur, voire la perspective, le mouvement, les notions de progression calculée, de répétition, de rotation, de reflets, de rythme, de proportions, ou de hasard qui détermine un ordre - aléatoire ou non - de succession ou d’évolution d’une forme, élargissement du propos par le recours à des systèmes, des « règles du jeu » (ne pas se prendre trop au sérieux !), les rapports avec la musique… Sans doute certains travaillent-ils avec la règle, le compas et l’équerre, d’autres, encore rares, s’en remettent peut-être à la perfection technique de l’ordinateur : à l’évidence les questions à cet outil et les réponses qu’il fournit ne sont pas celles de la peinture, du pinceau, de la toile. Mais ce brillant exécutant montre ses limites : il ne peut remplacer la pensée créatrice en amont, et finalement en aval c’est toujours l’artiste et lui seul qui décide si le résultat final correspond à son propos initial.

Ces artistes venus d’horizons si divers et l’art géométrique bousculent aussi une autre interrogation qui circule encore parfois : existe-t-il une expression spécifique à un pays, qui révélerait ses aspirations profondes, son caractère intime ? Dans le même ordre d’idée, existe-t-il une caractéristique féminine/masculine ? Le choix réalisé pour « Carrément 2 » montre bien qu’il s’agit là de faux problèmes avec leur poids de présupposés idéologiques douteux. Les origines diverses (Arménie, Japon, Venezuela, Pologne, France, Allemagne, Catalogne, Australie, Angleterre, Serbie, Corée, Argentine) montrent bien que ce domaine de la création plastique n’est pas l’apanage de quelques-uns, qui se voudraient ainsi les héritiers patentés d’une (fausse) tradition spécifique et originale, mais, bien au contraire, aucune culture ne demeure indifférente aux développements et aux problèmes de la peinture géométrie dès la seconde décennie du XXe siècle, amplifiant ainsi l’impulsion originelle de ce mouvement qui, à partir de Paris, des « Demoiselles d’Avignon » (hiver 1906-1907) de Picasso, émigra en Russie, et revint en Europe via l’Allemagne, les Pays-Bas, puis se dissémina dans le monde entier, réapparaissant ici et là sous des étiquettes diverses et souvent éphémères : « Cubo-futurisme », « Constructivisme », « Productivisme », « Unisme », « Section d’Or », « Konkrete Kunst », « Cercle et Carré », « Art Concret », « Minimal Art », « Equipo 57 », « Madi », etc. On me pardonnera d’en oublier bien d’autres. Cette variété de mouvements, de groupes, et donc de prises de positions, de manifestes, de scissions, d’expositions, montrent à l’envi qu’il ne s’agit pas d’un effet de mode, ni d’une recherche (douteuse) de notoriété : la très grande majorité des créateurs de la tendance géométrique travaillent dans l’austérité, le silence, l’exigence de très haute qualité, et une totale discrétion, tout en appréciant l’appui d’un petit groupe de supporters, d’amis, une sorte de cénacle qui rappellerait le style, l’esprit de l’école de Pythagore.

C’est précisément ces particularités élevées au rang de vertus qui peuvent fasciner un créateur, ou un visiteur. Quelques paradigmes peuvent en être repérés : « Carré blanc sur fond blanc » de K. Malevitch (1918), « Composition losangique avec bleu, noir, jaune et rouge» de P. Mondrian (1922), « Seize carrés » de Fr. Morellet (1953), «Red Yellow Blue » d’E. Kelly (1963)... liste toute personnelle, j’en conviens. Chacune de ces œuvres résout à sa façon une question fondamentale de la géométrie : l’abandon de la référence au monde extérieur, la composition rigoureuse, les traditionnelles oppositions ligne-couleur, plan-couleur, plan-espace, l’absence maximale de sentiments personnels, et surtout l’art subtil et exigeant de la litote : « Less is more » disait Mies van der Rohe.

On le constate, les questions soulevées par la géométrie sont multiples, trouvent une réponse aujourd’hui, qui ne donnera plus satisfaction demain. De nouvelles techniques (la photographie hier, l’ordinateur aujourd’hui), de nouvelles perspectives, de nouvelles mises en corrélation se feront jour, qui remettront en cause le bel édifice laborieusement construit par les artistes eux-mêmes, et par l’histoire de l’art. Des failles, des manques, des erreurs d’appréciation bousculeront des appréciations pourtant bien ancrées. La géométrie, création humaine, est donc soumise à la dure loi du temps, du changement. « Tout coule » constatait Héraclite jadis. Certes, mais ne convient-il pas de se réjouir qu’aujourd’hui, maintenant, nous puissions entrevoir un instant de sérénité, de pur équilibre, offert par les artistes ici présentés ?

Bernard Fauchille

Directeur honoraire des musées de Montbéliard

Rédigé par Milija Belic

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